Groenland - 2005

Banquise, mergules nains et crétacé, par France Pinczon du Sel et Eric Brossier

20 septembre 2005. Vagabond est aujourd'hui de retour à Longyearbyen, après un été sur la côte Est du Groenland comme base logistique pour deux programmes scientifiques. Un retour presque " à la maison ", puisque le 13 juillet dernier seulement, après 9 mois volontairement pris par la banquise sur la côte Est du Spitsberg, Vagabond a réussi à s'extirper des glaces pour traverser la mer du Groenland, et atteindre Ittoqqortoormiit. C'est dans ce petit village groenlandais, à l'entrée du grand fjord Scoresby Sund, qu'une équipe d'ornithologues particulièrement internationale l'attendait.

Nous avons alors pu comprendre une tranche de vie de ces attachants mergules nains qui nichent dans des falaises et volent loin en mer, au milieu des glaces dérivantes, pour nourrir leurs progénitures. Tandis que Ann, d'Alaska, Maguy, d'Irlande et David, bien français, étudiaient le comportement des oiseaux sur la colonie de Kap Hoegh, nous avons mené Vagabond à travers le pack, inhabituellement dense cette année, pour permettre à Heli la finlandaise et à Josef le polonais de plonger bathysonde et filet à plancton dans l'eau de mer à intervalles réguliers, sans cesser les comptages d'oiseaux. Grands moments de glaces, de brumes, de progressions ou de dérives sur ce tapis roulant bien blanc, pimenté du spectacle d'une ourse avec deux oursons dévorant un phoque. 500 milles nautiques parcourus, 25 échantillons de plancton, 36 profils bathymétriques, mission accomplie.

Le second programme de l'été nous a mené plus au nord, dans le parc national. L'équipe française de géologues fût tout d'abord cueillie par une queue de cyclone. Les 45 nœuds de vent contraignant Vagabond à lutter hardiment ont eu le mérite de balayer les glaces dérivantes pour les 3 semaines de l'expédition géologique. Quel contraste avec les précédentes semaines ! Entre les fjords du Roi Oscar et de l'Empereur Franz Joseph, d'où part un dédale d'autres fjords, nous avons vagabondé sous un soleil permanent au gré de l'oeil des géologues, apte à reconnaître le précambrien du jurassique et surtout du crétacé dans les plissements spectaculaires de ces roches aux couleurs rougeoyantes. En 17 escales finement choisies et de longues heures de marche, les cales de Vagabond se sont progressivement emplies de 150 kg d'échantillons de roches prélevées, orientées et répertoriées avant d'être expédiées puis étudiées en France. Outre la géologie, il y eut les bœufs musqués, les aurores boréales actives pendant les heures de nouvelles nuits, puis une rencontre captivante avec un binôme de la patrouille Sirius, ces militaires danois qui parcourent tout le nord du Groenland en hiver et en traîneaux à chiens, qui nous rappela au projet qui nous attend au Spitsberg.

7 jours de traversée en équipage réduit, aidés d'une météo plutôt clémente pour la saison, nous ont ramené au Spitsberg. Nous y avons déjà passé presque une année, Vagabond s'apprête à y séjourner encore 3 ou 4 ans. Damoclès, un vaste et passionnant programme européen d'océanographie arctique, mené dans le cadre de la prochaine année polaire internationale, utilisera Vagabond. A nouveau pris par la banquise de la côte Est du Spitsberg, le voilier polaire servira de base pour tester du matériel océanographique prototype, avant de le mettre en œuvre dans le grand champ de l'océan Arctique. L'horizon s'élargit donc dans nos projets, comme sur le terrain où continueront les observations scientifiques et météo, tout au long de l'année. Nous sommes également heureux de mettre à profit l'expérience acquise lors de notre premier hivernage, de continuer à découvrir et à progresser dans ce contexte si particulier et toujours fascinant, de vivre l'Arctique, l'été et l'hiver. Un attelage d'au moins 4 chiens nous accompagnera cette fois, permettant une progression harmonieuse sur la banquise, et offrant peut être une attitude différente pour observer les ours, nombreux dans cette région. Nous en avons observé près de 90 l'an passé !

Ce long projet nous permettra sans nul doute de partager mieux notre temps entre l'Arctique et la France, grâce aux équipes qui viendront nous remplacer régulièrement. Douce patrie, où retrouver familles, amis, partenaires... Ces instants précieux qui gonflent d'énergie et d'imagination pour avancer.

Présentation du programme ADACLIM, études des mergules nains, par David Grémillet et Ann Harding :

Les changements climatiques sont susceptibles d'affecter les écosystèmes marins de l'Arctique. Afin d'évaluer l'impact de tels changements sur ces fragiles communautés nous étudions l'écophysiologie des mergules nains (Alle alle) en Mer du Groenland. Les mergules nains sont des oiseaux marins de petite taille qui se nourrissent exclusivement de zooplancton. Les populations de plancton étant sous l'influence directe des conditions océaniques, le comportement de prédateurs tels que les mergules nains est un bon indice de l'impact des changements climatiques sur les écosystèmes marins concernés. Nous comparons les stratégies énergétiques et comportementales de deux populations de mergules nains. La première colonise les eaux froides de la côte Est du Groenland, la seconde les eaux plus tempérées à l'Ouest du Spitsberg. Nous collaborons à cet effet avec le programme américano-norvégien MariClim qui prendra en charge les travaux au Spitsberg. Notre objectif est de déterminer la capacité d'adaptation de prédateurs marins tels que les mergules nains à la variabilité environnementale (principalement la température des eaux de surface et l'étendue des glaces de mer). Pour 2005 nos objectifs sont les suivants : (1) Evaluer l'ampleur des différences océanographiques entre les deux zones d'études. (2) Déterminer le statut trophique des deux populations de mergules. (3) Comparer l'efficacité prédatrice de ces populations. (4) Etudier les stratégies parentales et la survie des mergules nains des deux zones considérées.

Présentation du programme MARVOL, études des marges volcaniques, par Laurent Geoffroy :

Quelques mots sur les finalités et les itinéraires de l'expédition scientifique MARVOL au Groenland NE avec Vagabond, du 23 août au 13 septembre 2005.

Vagabond était au NE-Groenland en support d'une nouvelle mission de recherche française de géologie dans cette région. C'est la troisième fois que Vagabond a permis la réalisation d'expéditions scientifiques au Groenland oriental, missions conçues par le LGRMP (laboratoire de géodynamique de l'Université du Maine), soutenues financièrement et logistiquement par l'IPEV (programme 290) et s'inscrivant dans le cadre du GDR Marges et du programme Euromargin de l'European Science Foundation (ESF). Cette année, contrairement aux expéditions 2000 et 2001, la mission se déroulait plus au nord entre 72° et 74°N, essentiellement dans la région du parc naturel.

Géologiquement, cette zone se situe en face de la marge (= limite océan-continent) de Voring en Norvège. La structure de cette région témoigne directement des mécanismes d'étirement et de fragmentation du super-continent Laurasia qui réunissait il y a 60 millions d'années (Ma) l'actuelle Amérique du Nord, le Groenland et l'Eurasie. L'ouverture de l'Atlantique s'inscrit dans une histoire très longue qui débute au début de l'ère secondaire par un étirement pratiquement est-ouest de la lithosphère du Laurasia, suivant 2 axes de déformation presque parallèles, de part et d'autre du Groenland. Cet étirement a commencé au Carbonifère (- 360 Ma) et s'est poursuivi de manière discontinue pendant toute la période secondaire (jusqu'à - 60 Ma environ). Cet allongement n'a pas conduit à la rupture définitive de la lithosphère et à la mise en place d'une croûte océanique (stade d'accrétion océanique) mais a provoqué un enfoncement de la lithosphère (subsidence) et l'accumulation de séries sédimentaires épaisses. Au début de l'ère tertiaire (-60/-55 Ma) la mise en place sous cette région d'une anomalie de chaleur dans le manteau terrestre a entraîné sa rupture brutale et rapide. Cette rupture est particulière, car le manteau chaud situé à la base de la lithosphère, décomprimé, fond et produit des quantités très importante de magmas qui envahissent la zone de rupture. Ces magmas s'injectent dans la croûte (formant des intrusions) ou s'écoulent à la surface (laves). A partir de cette période, il n'y a plus d'allongement (ni d'amincissement de la lithosphère continentale), la séparation des plaques étant accommodée par l'expansion océanique. Les limites entre continent et océan, qui s'appellent des marges passives, deviennent inactives. L'intérêt scientifique des marges passives est important. D'un point de vue économique, les sédiments peuvent être source d'hydrocarbures, d'autant plus que la présence de flux thermiques important peut accélérer la maturation de la matière organique qu'ils contiennent. D'un point de vue fondamental, l'analyse de la structure et de l'évolution thermique de ces marges permet de mieux comprendre les mécanismes de la rupture continentale, un élément important en tectonique des plaques. Les marges du Groenland au nord de 72°N, qui sont l'objet du programme MARVOL au Nord-Est du Groenland, sont conjuguées de celles de Voring en Norvège. En d'autres termes, il y a 60 Ma, la zone d'étirement lithosphérique correspondait à une seule bande de lithosphère Voring/NE Groenland actuellement divisée par la croûte océanique NE-Atlantique. Contrairement à la marge de Voring, totalement submergée et explorée par des moyens géophysiques lourds (sismique, en particulier), la partie la plus « continentale » de la marge NE-Groenland affleure de manière quasi-ininterrompue ce qui permet son étude directe. L'objectif de MARVOL 2005 est l'étude directe des sédiments recoupés par les corps magmatiques : étude des systèmes de failles qui structurent les bassins sédimentaires, prélèvement d'échantillons à l'échelle du bassin mésozoïque.

Vagabond est parti de Scoresby Sund le 25 août 2005 vers le nord en direction des zones de Traill, Geographical Society et Hold with Hope. Une mer difficile le long de la Terre de Liverpool, la perspective de perdre du temps supplémentaire en mer ouverte, nous a conduit à changer notre planning initial en commençant le travail par le sud (côte N du Kong Oscar Fjord) et non pas du nord au sud comme initialement prévu. Excellente entente à bord entre l'équipage, Eric Brossier, France Pinczon du Sel aidés par Heli Routti et le groupe de scientifiques, Isabelle Técher (géochimiste), Charles Aubourg (magnétisme des roches) et Laurent Geoffroy (tectonicien). Sans oublié le logisticien de l'IPEV, Franck Delbart.