Vie à bord de Vagabond
4
4.1
Dans le passage du Nord-Est !
Lorsque la mer vous reprend c'est entièrement, avec ses changements de visages, de rythmes, de surfaces liquides ou glacées…
Etonnante route déjà jusqu'à Tcheliouskine. Pour atteindre le cap le plus au nord du continent eurasiatique, il faut traverser les mers de Barentz et de Kara. La Nouvelle Zemble qui les sépare, si jolie virgule sur la carte, se résume pour nous en une basse croûte de terre aperçue dans la brume. Dès lors, le changement s'opère : au bon vent qui nous poussait, à la mer vive et agitée qui nous secouait succède le mystère des brumes calmes, calmes, qui cachent les premières glaces. L'eau verte ou marron s'émaille parfois de troncs charriés par le grand fleuve Yennisséi. Nous y voilà dans la différence. Les lumières de l'Arctiques, camayeux clairs et doux, sont ici prolongées par une étrange sensation d'étendue puisque la côte, pourtant proche, ne se laisse que deviner et les 2 à 15m d'eau dans lesquels Vagabond trace sa route aplatit encore le paysage dans nos esprits !
4.2
Notre premier passage dans la glace se fait avant Dikson. Le brise-glace Sovietsky Soyouz posté en veille proche du champ de pack nous en indique le périmètre, ainsi que la meilleure route à suivre pour le contourner. Cependant, quel plaisir de retrouver cette atmosphère, de slalomer quelques heures entre les plaques sales et d'apercevoir nos premiers phoques ! Ephémères retrouvailles.
Plus tard, entre Dikson et le cap nord de la Russie, la confrontation devient découverte : cette fois, ce sont des plaques immenses et plates, véritables morceaux de banquise pas encore disloqués. L'aspect nénuphars géants congelés de la glace est magique. Vagabond s'engage doucement dans un long couloir ouaté de brume… pour finir à l'arrêt. Première veille dans les glaces, nous jubilons. Moteurs éteints, nous profitons du silence, du nid de pie, puis d'un éclairage nouveau pour laisser Samuel et sa caméra sur un bout de banquise, petit point dans l'immensité…
Suite à cette belle journée dans les glaces nous avons droit à une vraie navigation sous voiles dans grand soleil et houle serrée, 18 à 25 nœuds de vent au pré sur une mer verte. Plus tard le long de la côte toujours imperceptible, le ronron régulier des moteurs nous berce à nouveau pour atteindre le fameux cap Tchéliouskine : pas de routine dans la météo.
4.3 added break?
Notre 3eme rencontre avec la glace se produit un peu soudainement, en mer de Laptev, à une journée de Tchéliouskine. Gérard slalomait sans difficultés pendant son quart " de nuit " entre des débris puis des plaques de glace dans la brume, génois déroulé en grand. A mon tour je me concentre par un vent arrière forcissant. Soudain, une immense plaque grise surgie de la brume me fait presque faire demi-tour. Eric réveillé en urgence prend la barre tandis que je roule le génois qui bat par 28 nœuds de vent. Le froid sur les mains, l'effort violent après 2 heures de concentrations à la barre me laissent toute affaiblie, pas loin de tourner de l'œil !En descendant vers Tiksi, notre sillage dessine donc un beau serpentin ondulant entre le sud et l'est, au gré de nos tentations, jouant à ne pas se faire trop enfermer par les glaces. Quelques gros morses avachis sur des plaques nous regardent passer plus curieux qu'effrayés, certaines tentatives de mettre plus d'est que de sud dans notre cap nous font tâter de la perche et pousser du glaçon ; nous opérons même une marche arrière, on ne gagne pas à tous les coups !
Cependant, quelle belle satisfaction de voir Vagabond casser allègrement ces plaques bien plates, qui ne nous agressent pas comme celles du Groenland.
4.4
Deux personnalités nouvelles se sont installées dans notre environnement quotidien, de manière bien concrète ou parfois invisible…
Dagmar : vaisseau fantôme-bateau pirate, viking semé hier dans la glace, tantôt derrière tantôt devant. La fière coque rouge battant pavillon allemand, munie de flèche, foc, clin foc, vergue et bôme immense fait même route que nous. Plutôt qu'une compétition, c'est une complicité entendue qui lie les deux équipages. Nos " cousins germains " comme les appelle Gérard, en sont à leur 4eme tentative de passage par cette route. Nous réalisons ensemble la chance que nous saisissons cette année, avec des conditions de glaces qui s'avèrent exceptionnelles. Plutôt invisible hors des escales, ils n'en sont pas moins bien présent. Belle sensation de nous savoir deux voiliers rassemblés dans cette aventure unique, deux voiliers étrangers totalement différents. Si nous réussissons ce passage ensemble et en une seule saison, le symbolisme, vu le contexte actuel, nous semble aussi fort que la page d'histoire qui se tournera.
Plus concret, Boris. Embarqué à Mourmansk, cet ancien pilote de glace russe sexagénaire a pris doucement sa place au sein de notre petite équipe. D'abord, il nous a étonné par son adaptation rapide au comportement agité de Vagabond. Petit à petit au fil des conversations, nous décelons même son humour. Depuis le départ de Karen à Dikson, dorénavant unique interprète à bord, il assure tant bien que mal aux escales les relations et traductions avec les gardes côtes, nous assiste avec empressement (plus parfois qu'avec efficacité…) dans les aspects logistiques tels que l'approvisionnement en gasoil, en l'eau, la recherche d'une connexion internet ou d'un sauna. Sur ce dernier point, il est têtu ; pas question de rester sur un échec. Une fois les formalités d'entrées accomplies à Tiksi, nous ne comprenons pas son air contrarié ni ses conversations orageuses avec les douaniers.
" Un problème ? " demande Eric inquiet.
" Oui. Ils ne trouvent pas les clefs du sauna pour tout de suite. " (23h heure locale !)
4.5
Chasseur et pêcheur dans l'âme, notre " pilote " se désole de l'absence d'un fusil à bord dès qu'il voit un canard ! Je dois préciser que cela améliorerai notablement son ordinaire puisqu'il n'aime ni la viande fumée ni la séchée, et que nous n'avons que ça ! A Dikson il achète donc un bon morceau de viande de renne et prépare d'énergétiques soupes appelées borch, ainsi que de copieux plats de riz au renne appelés très justement " plouf ". A Tiksi, c'est le pêcheur qui réapparaît. Il achète à un Evenk 5kg de poisson, les sales, plus tard les suspend sur la plage arrière, ce qui ne manque pas de faire de l'animation tant de notre coté lors des manœuvres (raz le bol de ces coups de tête de poisson qui pue !) que du coté des goélands… Au fur et à mesure que nous avançons, nous comprenons malgré tout une différence importante qui nous sépare : Boris, de par son âge, ne peut imaginer d'autres pratiques que celles qu'il a connu durant la période de l'Union Soviétique, en particulier au niveau de la rigidité du système. Pas question d'envisager d'autres escales que celles planifiées et autorisées, même s'il s'agit d'une plage vierge de toute vie humaine.
" do you have autorisation ? What about your responsabilities ? ! "
Point d'entorses concevable, même s'il s'agit du lieux d'hivernage de notre prédécesseur illustre, le baron Nordenskjold ! Cela crée quelques dissensions, mais ne nous empêche finalement pas de lui prouver que notre expédition n'est pas mise en péril, à l'accueil chaleureux dans un village de pêcheur.
Le paysage, la mer, les animaux défilent, tandis que les quelques escales précisent et ajustent notre idée de la vaste Sibérie du nord. Les distances, le jeu de savoir quels pays se trouvent sur les mêmes longitudes (elles défilent à un rythme invraisemblable !), nous en donnent clairement la mesure.
4.6
A chaque escale, l'usage du bagna est une pratique russe que nous adoptons avec plaisir. Le bagna à lui seul en dit long sur l'état du lieu, ainsi que sur le notre…
Dikson (73°30N 80°31E, longitude du Srilanka). Ses grues, son ta de charbon, sa brume et sa bruine… quelques heures après notre arrivée, un bon bagna semble la meilleure manière de plonger dans le bien être mérité après une première étape mouvementée. Boris, motivé à cette idée, réussi à obtenir les clefs du bagna pour 22h heure du bord… 2h du matin heure locale. Sa négociation est simple : les clefs du bagna contre une bouteille de vodka ; le plus étonnant est alors de voir le gardien préférer une plaquette de Vagabond à sa bouteille !Les garçons partent en premier, puis Karen et moi prenons le relais. Boris heureux et détendu nous montre comment utiliser les lieux, il n'a plus envi d'en sortir ! La minuscule cabane en bois chauffée à bloc contraste avec la frêle et glissante passerelle par laquelle on y accède, plantée dans le sable noir charbon, de la même couleur que les façades des austères immeubles abandonnés… Engins à chenilles à moitié enlisés, fenêtres sans vitres, tas de ferrailles éparses témoignent d'un triste abandon. Les trois quarts de la ville ont été déserté en 10 ans, l'ancien port de la route du nord a enterré ses heures de gloire... Donc cette nuit, petit bagna avec vue imprenable sur le quai occupé d'un Dagmar, d'un Vagabond, et de quelques remorqueurs plus ou moins en état. La " piscine " à l'entrée ressemble à une baignoire sans fond remplie d'une eau sombre et 3 pas plus loin, il fait tellement chaud que l'on ne peut que se déshabiller pour envisager la suite. Deux bassines en fer recevront le mélange d'eau bouillante et d'eau froide afin de nous permettre de nous récurer. Un tuyau en fer tordu sert de douche, chaude les premières minutes… De toute façon, la douche froide est un vrai bonheur après le sauna. Celui ci est tellement suffocant que l'on décide de l'utiliser à notre manière, porte ouverte pour ne pas tourner de l'œil ; on peut ainsi continuer de causer du sauna à la douche, séparé de moins de deux mètres. Pendant ce temps les cafards vivent leur vie, sans trop aller ausculter nos vêtements je l'espère.
Cap Tchéliouskine (77°43N 104°14E et sur la même longitude, l'Australie !). L'ancre accroche le sol au plus nord de nos rêves de l'été, en fin d'après-midi le 12 août. Un civil et deux uniformes nous attendent déjà sur la berge, pour des formalités rapides et agréablement accomplies grâce à la présence de Sacha, géophysicien russe bilingue en visite sur la base scientifique voisine. 20 gardes côtes et une poignée de scientifiques vivent ici. Un gros cairn supposé datant du passage de la Véga en 1878 et deux plaques datant bien, elles, du passage de Tchéliouskine, font face à la mer et au Nord. Les gardes côte sympathique qui nous escortent vérifient que nos objectifs photo restent dirigés vers ce Nord, et surtout pas vers l'incroyable " bardak " de fûts et de débris rouillés qui jonchent le sol à perte de vu, dans des coulures de gasoil. De la honte ? Non, simplement l'incontournable " secret militaire ", l'interdiction contrôlée. Nos compagnons en uniforme ne tardent pas à nous proposer leur bagna. Cette fois, c'est la réparation de l'éclairage qui prend 1h ! Accompagnés de Sacha, sagement installés au chaud, nous étudions les instructions du lieu tandis que deux gardes côte s'affairent avec leurs vieux outils : 5minutes pour se déshabiller, 25 minutes pour se laver et 5 minutes pour se rhabiller ! Heureusement vu l'heure avancée et notre statut, nous ne sommes pas soumis au même régime, libre à nous de laisser le temps s'étirer. Le bagna est calme, le sauna minuscule. Difficile à chauffer. Au bout de la terre. Sensation étrange d'être arrivé jusque là et soudain, d'être coupés du reste du monde par quatre murs de bois nus. La pénombre du rudimentaire abri conduit à l'abstraction. J'y redessine la carte, le cap, notre projet comme dans un songe. Magie mystique…
4.7
Le soleil de Tiksi (71°38N 128°53E, longitude de Singapore), son musée, ses vaches ( ! ! !), son effort de propreté et sa population indigène aux traits asiatiques nous rendent la ville définitivement sympathique. Nous y voilà en orient, au beau milieu de la route du Nord-Est. Le sourire des gens et le petit coté bucolique des paniers remplis de champignons et de baies sauvages ajoutent à notre plaisir d'être au rythme calme d'un dimanche. Nous avons le temps de découvrir les nombreux dessins soviétiques peints sur les murs, de musarder dans les rues numérotées et bordées des inévitables immeubles. 2 Evenks rencontrés dans la rue nous rendent visite à bord. L'un est artiste, et nous montre les toiles, ainsi que différents objets pouvant avoir une valeur monnayable. La rencontre se termine finalement sur une idée d'échange artistique : d'ici le lendemain, je lui dessine ma maison, Vagabond, en échange d'une toile représentant son habitat traditionnel, qu'il a construit voilà quelques années.
4.8
RDV au bagna, bien sur. Le plus grand, le plus confortable, et le plus dépaysant pour ma part. Côté femmes, nous voilà presque dans un hamam, dans des bains de vapeurs avant de passer au sauna. Seule étrangère, ma présence met un peu d'animation sur les bancs du sauna. Elles me guident, et m'initient à une pratique que je n'osait appréhender : se faire fouetter à coup de branchage ; hé bien figurez vous que ça n'est pas désagréable finalement ! Du dessous des pieds jusqu'aux épaules, le mouvement énergique et rythmé de ma " fouetteuse " me laissent détendue, voire même K.O…
L'escale s'achève sur une visite du musée, qui foisonne d'éléments sur les grands explorateurs dont Eric, il faut le préciser, nous nourri de lectures dès qu'un moment s'y prête à bord ; il est complètement fasciné par l'histoire de cette route. Paradoxalement, mon souvenir le plus fort de cette visite reste sonore. Notre guide, vieille femme Evenk, improvise pour nous des mélodies traditionnelles en jouant d'une genre de guimbarde Yakoute. Deux heures plus tard nous reprenons la mer, l'esprit plein de cette musique, de ce partage de culture.
4.9
Provideniya (64°24N 173°13W, pas mal de miles au dessus des îles Fidji). Une fois de plus nous arrivons sous le soleil, dans la baie majestueuse entourée de montagnes. Soleil éphémère, juste le temps d'attendre les gardes côtes (2 heures !), avant quatre jours de pluie et brumes. Baleine et phoques nous embellissent l'accueil, alors que nous tentons de réaliser que nous avons atteint notre but. Le passage du Nord-Est. Facile à dire, mais pas tant que ça à réaliser. Vagabond arrive de nouveau à quai… Mais dans le Pacifique cette fois ! Justement, nous voilà à l'opposé de la France, il reste un hivers à passer avant de prendre le chemin du retour.
L'accueil est simple et chaleureux grâce au responsable du musée, Igor Zagrébine, jovial et bilingue personnage passionné par la nature et l'histoire de sa région, la Tchoukotka. A défaut d'avion militaire ou civil pour cause de brume, Samuel et Boris embarquent sur le ravitailleur brise glace arrivé le même matin que nous dans la baie, pour Anadir. 5 jours plus tard, Samuel est en Bretagne, Boris de retour à Odessa. Nous voilà 3 à bord, Gérard, Eric et moi. Pour appréhender la suite, échafauder l'hivers, rien de tel que le bagna de la dernière ville de la route du nord. Lorsque j'en ressort, un ciel tout neuf, rose et dégagé empli notre horizon.
4.10
En dehors de ces escales prévues, ce sont toutes les rencontres inopinées autant avec les ours sur la glace, les morses qui surfent dans la houle, les bancs de baleines qu'avec les familles de pêcheurs de Nieshkan, le français de Ouelen qui furent magiques. Autant que l'escale simplement rêvée à Wrangle : nous projetions d'aller rendre visite à sa faune formidable mais la mer forte, le vent les glaces et la nuit en ont décidé autrement. Les mouillages le long de la plage (excepté en voyant nos doudounes, on se croirai au Sénégal !), les campements Tchoutches anciens ou l'énorme épave drossée à la côte sont autant d'images qui en disent long sur l'histoire de ces rivages. Ces moments non planifiés dans un pays qui nous a accordé des permissions aussi ciblées qu'il est possibles sont pour nous une respiration, des espace de liberté que l'on n'ose prendre seulement lorsque l'expédition touche à sa fin. Nous les savourons avec la satisfaction de découvrir une autre réalité que celle des villes construites exclusivement pour la route maritime du nord. Alors, la nature qui s'exprime semble nous récompenser d'être arrivé jusque là.
Toute cette distance parcourue. Elle était belle, surprenante. Avec cette forte sensation de fouler l'histoire, de tracer un sillage nouveau dans notre siècle. Tout s'est déroulée comme dans un songe, à l'image de notre passage à Béring, une baleine nous saluant à l'étrave dans la brume bleue de la pénombre et de la nuit. Sans faire la course, simplement poussés par la prudence face à l'imprévisible attendu, nous avons réalisé notre rêve.