Vie à bord de Vagabond

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Du Cap Nord à Kirkenes.

Rencontres…

Le temps s'imprime sur la toile et tisse des liens, c'est tout le piment de la vie !
D'abord, Gérard. Voilà 15 ans, en plein hiver, il était arrivé ici sur une moto flanquée de 2 skis bricolés et avait dû rester 3 semaines coincé par la neige, presque aux pieds du Cap Nord.
Gjesvaer, 8 juin 2002. Vagabond entre dans la petite baie que Gérard reconnaît ; je ne voudrais pas louper un moment unique… A peine arrivés, Eric, Gérard et moi partons à la recherche du garage, puis des garagistes qui l'avaient accueilli, une photo de l'époque à la main. Magie de l'instant. La langue n'est pas un barrage, l'étonnement, le sourire, l'accueil, et l'émotion partagée sont un cadeau pour tous.

Pour ma part, j'attends également une rencontre.
Je connais Céline depuis 14 ans : nous allions à la chorale du lycée ensemble et nos bavardages indisposaient déjà le chef de coeur. Puis à Marseille, en vue de guider au mieux notre équipe de scouts marins et devant mes 15 jours d'expérience de voile elle m'affirmait : " Pas de problèmes, j'ai les compétences et tu as l'âge, je t'apprendrai ! " Déjà chef d'escadre aux Glénan, c'est elle qui m'a appris la voile. Entre mon école des Beaux Arts et son école de la marine marchande, des liens se sont renforcés… Depuis elle navigue de porte-conteneurs en cargo-cinéma et aujourd'hui se passionne pour la Grande Pêche, dans la lignée des terre-neuvas qui ramenaient la morue.
La Grande Hermine navigue depuis trois jours en mer de Barents et Céline y occupe le poste de Radio. De l'escale à Hammerfest, j'ai le plaisir de lui parler par téléphone. Incroyable, nous pourrions presque nous croiser en mer… Alors, pourquoi pas ? Heures et fréquences BLU sont choisies pour maintenir le contact car nous savons la rencontre possible dans les parages du Cap Nord. Au passage, motivée par cette perspective, je me familiarise avec les procédures BLU, merci Céline !
Du village de Gérard nous rallions une petite baie tranquille presque sous le Cap Nord. Après avoir gravi les 300m de falaise pour le coup d'oeil ainsi que notre opération philatélique, nous remettons en route, attendant un contact avec la Grande Hermine. 5h du matin, c'est mon quart. 6h30, je les entends nous appeler par VHF mais ils ne m'entendent pas en retour. Et si un message arrivait par standard C.? Hum, je me lance… Encore merci Céline, me voilà à l'aise avec cet engin et ses quatre satellites géostationnaires ! Je mets déjà un peu de Nord dans notre route, toute excitée du jeu qui se précise.
Reprenant le contact par BLU, je lance Vagabond plein Nord pendant que les autres dorment, tant pis pour notre route : un tel rendez-vous n'est pas banal. Et avec ma super copine, d'habitude, c'est à Saint Malo qu'on se retrouve ! 9h30, là, je réveille les trois autres et annonce à Eric :
" Dans 20 minutes on les rencontre !" Il dort…
" Eric, je le vois ! " Il m'entend ? !
" Eric, je vois Céline, ils mettent le zodiac à l'eau ! ! ! "
Nous sommes tous sur le pont, il n'y a plus de quart qui tienne. On a beau l'avoir bien concocté, c'est à peine croyable de se retrouver côte à côte, le bateau rouge de Saint-Quay-Portrieux et le grand bateau vert de Saint-Malo.
Retrouver Céline au nord du Cap Nord pour un ravitaillement en mer ! Aussi enthousiaste à l'idée de cette rencontre, Céline a bien motivé ses troupes : d'abord, ils sont en pêche et c'est déjà quelque chose d'obtenir l'approbation de chacun pour ralentir, inclure ce projet insolite dans la routine du travail. Ensuite, elle a emmené avec elle Nicolas le boulanger de la Grande Hermine. Pris au jeu, celui-ci nous a pétri de délicieuses baguettes toute chaudes, un magnifique crumble, offert ses conseils et sa levure pour notre pain ! Trois cartons de victuailles dignes d'un festin ont atterri sur le pont : escargots de bourgogne, crabe royal fraîchement cuit, viande rouge, jambon sec fumé, du frais, du bon qui fait plaisir aux yeux autant qu'à nos papilles.
Mais avant tout, quel bonheur d'accueillir nos deux émissaires, de vivre ces instants insolites et de partager, chacun, la vie de son bord. 1h s'est ainsi écoulée hors norme, à rire, à nous étonner d'être là, à savourer l'instant, inédit.
Pour le marquer, Eric offre à l'autre bateau son livre " Vagabond au Groenland " et moi, une petite enveloppe aux tampon de Vagabond et dessin de la Grande Hermine, avec date et point de la rencontre.
Wouah, magie du grand Nord…
Petite coïncidence supplémentaire, ce ravitaillement en pleine mer (d'huile !) arrive la veille des 33 ans du capitaine ! C'est " grandermineusement " que nous festoyons.

Désormais, nous communiquerons avec Céline chaque jour que la BLU le permettra.

12 juin, Kirkenes, un mois de voyage.

Impressions…

Il est précieux ce moment où le projet ardemment travaillé est sur le point de prendre corps. Avec Eric, cela fait deux ans que je m'y prépare.

Mourmansk ressemble à un mythe. Port de pêche, porte du Passage du Nord-Est… Je ne pensais pas laisser de prise à cette émotion, et pourtant elle est là. Nous avons tant oeuvré pour que cette porte s'ouvre. Eric, avec ténacité, a construit le meilleur climat diplomatique autour de Vagabond. Et soudain, c'est comme si les dés en étaient jetés, comme si rien ne dépendait plus de nous.
Chacun de nous quatre offre son calme apparent, finit un bricolage, une lettre, une aquarelle, se prépare intérieurement à ce passage de la Norvège à la Grande Fédération Russe.
Mettre un pied en Russie et ne le ressortir que dans trois mois, ou un an…
Je voudrais dire l'importance du moment. Je me sens pleine de gratitude envers ceux qui nous ont aidé à être là, avec Vagabond.

De ce paisible dernier petit ponton norvégien, au soleil de minuit, j'attends le béton, les coques rongées et rouillées du port de Mourmansk, les courses à travers la ville d'administrations en administrations, les sons et la musique russes, leur gentillesse et leur âpreté. J'attends l'attente, la magie du mythe et surtout, la décision des russes.

18 juin, Mourmansk

L'entrée à Mourmansk !

Quelle épopée. Même bien préparés, nous étions loin d'imaginer quel scénario allait être notre entrée à Mourmansk. Les russes savent surprendre, ou bien est-ce seulement leur administration…

Depuis la frontière jusqu'à l'entrée du grand fjord, les appels VHF des douaniers fusent à un rythme empêchant tout repos au capitaine et à Karen, qui traduit sans mollir. Gérard, David et moi barrons en nous mélangeant les pinceaux dans nos quarts décalés de deux heures… De toute façon, on n'arrive plus à dormir !

Aux traditionnelles questions clôturées au plus nous avançons d'un final " bonne chance ", s'ajoutent d'étranges "stoppez vos moteurs, attendez ici "… au milieu de nulle part ! A l'entrée du fjord, notre attente dérivante reçoit enfin la visite d'un bateau ou "smokeur ", comme Gérard appelle ces tas de rouilles militaires ambulants. Nous recevons la visite titubante du capitaine dudit smokeur qui dégringole le long de notre étai dans des vapeurs de vodka sous les regards inquiets de son équipage. Après vérification des visas (OK !), il nous demande d'attendre encore 2h (il est 6h du matin) que ses supérieurs se réveillent et lui donnent le feu vert pour nous escorter jusqu'à Mourmansk. Soit. Un plus petit smokeur gris-rouille nous amène alors deux douaniers afin de remplir les papiers d'entrée. Ils sont plutôt courtois et joviaux, apparemment heureux d'être avec nous mais ça n'est pas gagné pour autant… A l'heure du réveil des chefs, nous apprenons avec stupeur qu'aucune lettre de recommandation n'est arrivée, que le responsable du port n'est pas au courant de notre venue et que nous risquons d'être refoulé aussi sec ! L'atmosphère courtoise s'alourdit et s'échauffe. Des fax sont envoyés par standard C d'urgence, Eric essaie de démêler cette situation incongrue au vu du nombre de garantie dont il s'est prémuni avant de tenter cette entrée. Et le téléphone portable qui ne capte rien encore… Nos deux passagers élèvent la voix à la VHF, ils ne comprennent plus. Ordre d'avancer un peu puis de stopper, puis ça recommence. Pas trop près, pas trop loin… de la côte et de Mourmansk ! A midi, nous détendons quelque peu l'atmosphère en partageant notre frichti tandis que certains rêvent d'une sieste, mais ça n'est pas encore le moment. Nos douaniers se calment et finalement, nous laissent entendre que si nous sommes encore là, c'est plutôt bon signe. Apparemment, ils ne pensaient pas rester si longtemps à bord et se demandent bien ce qu'il se passe ! Jeux de carte, pêche au crabe interdite, concours de blagues russes, dessins… Maintenant ils semblent tout faire pour nous rendre l'attente agréable !

Lorsque le troisième smokeur de la journée arrive il est 17h30 et sans confidence de plus de leur part, nous les suivons jusqu'au port. Vagabond se laisse amarrer à un remorqueur sous l'oeil sévère d'un garde armé qui n'a pas le droit d'ouvrir la bouche. Nos deux amis gardes-côtes attendent avec bienveillance à nos cotés, quand enfin débarque une impeccable délégation de 7 personnes en uniformes du service d'immigration. Nous apprenons avec soulagement que les autorités concernées ont enfin reçu l'information que nous étions attendus, nous sommes en règle mais malheureusement, c'est entre eux et nous que le travail n'a pas suivi ! Excuses courtoises pour les dommages causés, pour cet accueil dont ils auraient souhaité être plus fiers avant de passer à la longue séance de paperasseries (…Un manque de photocopieuse ?).

Slava est le seul civil de cette délégation. C'est à lui que nous devons d'avoir arrangé, sans nous connaître, les derniers moments périlleux de notre situation. Il se trouve être aussi le président du Yacht club de "voiles de toutes sortes" de Mourmansk, avoir participé au fameux périple de l'Apostle Andreï qui réalisa le passage du Nord-Est en 1989, et même, il se souvient de Vagabond pour l'avoir vu lors de son passage du Nord-Ouest, il en a un beau poster chez lui ! C'est un plaisir de le rencontrer. Homme de la situation jusqu'au bout, il arrange en un rien de temps le retour de David pour Paris dès le lendemain matin 6h !

Au travers de nos échanges avec les russes tout au long de cette journée, nous réalisons combien ils se sentent prisonniers de leur bureaucratie, quel contraste existe entre les individus et les administrations auxquelles ils sont soumis.

20 juin

Notre capitaine, seul responsable de la marche de son bateau, a été passible de prison ou d'une amende avec mauvaise mention sur son passeport, pour avoir enfreint la loi en naviguant dans une zone militaire… Malgré les feux verts donnés à chaque contact avec les gardes-côtes russes ! Ce coup-ci, nos nouveaux bienfaiteurs sont la vice-recteur et le directeur des échanges internationaux de l'Université Technique de la Province de Mourmansk, personnages de poids dans la ville : finalement, grâce à leurs interventions répétées, et à la liste des contacts radios hâtivement répertoriés juste avant la dernière visite du douanier, Eric n'aura pas l'ombre d'un souci !

Un véritable échange s'installe entre cette université et Vagabond. Leurs bureaux nous sont ouverts pour travailler, se connecter, et la visite de cette immense institution propriétaire du plus grand voilier du monde, le Sedov, nous laisse admiratif. Leur section maritime n'a rien à envier à notre école de la Marine Marchande française, avec simulateurs en tous genre et matériel au top niveau, contrastant avec la vétusté des lieux ; si Céline pouvait voir ça !

Cette université semble aussi être le lieu consacré pour toute ouverture extra-Russie : les dirigeants travaillent avec intelligence au développement des liens culturels entre les pays du nord, avec une conscience aiguë de leur isolement. Entre Mourmansk et Saint-Pétersbourg, il y a 36h de train et s'ils se trouvent laissés pour compte, point de laisser aller n'existe. Pour exemple, l'idée d'une semaine culturelle française a été lancée pour la fin de l'année 2002, afin de mettre à l'honneur toute les formes de notre culture, danse, musique, arts, littérature… Avis à vous, associations, groupes culturels et individus, vous êtes attendus dans la plus grande ville du Nord ! (pour vous mettre en relation ou en savoir plus, france[a]vagabond.fr).

Malgré cette belle ambiance ensoleillée, Eric, Gérard, Karen et moi assurons notre tour de garde sur Vagabond et nous ne manquons pas certaines scènes pittoresques : une fillette de 8 ans s'entraînant solennellement à saluer, faire demi-tour et marcher au pas, un casque sur la tête le long de la coursive d'un vieux remorqueur, un groupe scolaire venu dessiner devant le port, élaguant du papier toute forme de ferraille rouillée qui jonche pourtant le paysage, ou bien nous même, sous les feux de la télé russe, répétant docilement les scènes demandées !

Dans une douzaine de jours nous en saurons plus sur notre avancée vers l'Est, densité des glaces et des administrations oblige… Mais Mourmansk saura nous occuper, sans nul doute!