Le Télégramme
Brest, port d'attache de Vagabond, est un pôle océanographique d'excellence.
Dernière mission de l'été
Nous sommes en stand by proche de Grise Fiord depuis maintenant 8 jours. Stand by météo d'abord. Cela fait 9 jours qu'aucun avion n'a atterri et Gabriel arrive finalement avec ses 8 caisses de matériel et 3 jours de retard. Ensuite, flottement dû à un souci médical pour notre nouvel arrivant. Nous mettons néanmoins le sonar en place puis, malgré le flux continu de vent du nord dans le détroit de Narès, Eric et moi sommes prêts à tenter de progresser au moins jusqu'au Cap Norton Shaw. Même si nous nous doutons que ce ne sera pas facile.
Il est finalement décidé de ne pas quitter le détroit de Jones. Mais nous n'avons pas encore les autorisations pour cartographier les fjords abrités du sud de l'île d'Ellesmere, les longues démarches administratives ne sont pas achevées. Alors où aller et que faire ?
Après notre courte tentative vers le nord, nous trouvons refuge dans le fjord Harbour que nous n'avions jamais pris le temps d'explorer, pour découvrir un formidable site d'hivernage qui nous fait rêver ! Largement ouvert sur plusieurs vallées, le havre de paix abrite alors nos diverses réflexions sur la tournure que prend cette fin de mission et c'est ici que Gabriel décide d'avancer son retour, faute de pouvoir travailler. Un épais manteau de neige est tombé sur le paysage, "winter is coming" sourient les grisefiordmiuts (habitants de Grise Fiord) le jour de son départ !
La Guilde
Vagabond, la forme de l’eau, un article de Eric Carpentier pour La Guilde Européenne du Raid.
Retrouvailles en douceur
Passant au large de Grise Fiord, nous échangeons quelques joyeuses salutations par radio, puis le président de l’association des chasseurs, comprenant que nous nous dirigeons vers le glacier Jakeman, nous fait part des craintes quand à nos activités scientifiques dans ce secteur, fréquenté actuellement par les narvals. Pourtant, nous observons fréquemment toute sorte de mammifères marins autour de la coque de Vagabond, sans paraître les déranger... Il y a d'autre part une famille de chasseurs dans le petit fjord voisin, le fjord Fram, dont ils sont sans nouvelles depuis plusieurs jours. Nous leur promettons de les tenir au courant dès notre arrivée sur place, d'autant que ce sont des amis et qu'un transect nous attend également là bas.
Cependant, nous vivons les plus mauvaises conditions de navigations de l'été pour nous y rendre...
Quel plaisir de retrouver Imooshee et son fils Terry, accompagné de femme et enfants dont nous faisons la connaissance ! Terry a monté sa propre entreprise de pourvoyeur, afin d'accompagner sur le terrain chasseurs, photographes ou scientifiques venus du sud. Depuis une semaine sous leurs tentes, ils n'ont pas pu chasser sur l'eau à cause du mauvais temps. Mais ils ont eu un boeuf musqué. Balade ensemble jusqu'à la rivière, puis repas au chaud sur Vagabond où les histoires vont bon train. Cet hiver, dans la nuit, alors qu'ils dépeçaient un phoque sur la banquise, Terry et Imooshee sont surpris par un ours tout proche, qui marche droit sur Terry. Celui-ci lui envoie un coup de son couteau, sans effet. D'un bon ils tentent de se protéger derrière leur motoneige, mais l'ours se dresse, les pattes de devant appuyées dessus. Imooshee frappe violemment son poing sur la truffe de l'ours, lassant à peine le temps à Terry d'attraper le fusil qui était entre l'ours et la motoneige, d'en appuyer le canon contre l'ours et de tirer !
Le lendemain dans la brume, la mer s'est calmée et nous effectuons notre transect de prélèvements et de CTD avant de retourner vers Grise Fiord puisque le Jakeman nous est interdit.
Lorsque nous accostons en annexe, fidèle, Jimmy nous accueille sur la plage, puis Imooshee de retour de Fram Fiord et surtout, Liza et Aksajuk venus en voiture. Toujours aussi généreuse Liza nous invite pour douches et lessive. Dans la chaleur de sa maison, nous avons le sentiment de retrouver nos grands-parents du Nunavut.
Le lendemain matin pas mal d'habitants armés d'outils de jardiniers se promènent entre les roches par très basse mer à la recherche de clams ! Des groupes de phoques du Groenland croisent tranquillement devant le village survolés de nuées d'oiseaux attirés par les bancs de morues arctiques dont ils dévorent le foie, laissant leurs dépouilles s'échouer par centaines sur le rivage.
Le village n'a pas changé. Nous bavardons ici et là comme si nous étions partis la veille. Et de ces conversations avenantes naît l'idée que Vagabond pourrait bien rester sur la plage de Grise Fiord l'hiver prochain ! En effet nous venons d'être informés que Vagabond n'est plus autorisé à hiverner à Thulé au Groenland.
Fjord du Cap Sud
Vagabond est au mouillage à l'entrée du fjord du Cap Sud de l'île Ellesmere, exactement là où nous avons vécu d'octobre 2011 à juillet 2012. Nos filles étaient alors bien petites, l'hivernage fût intense. Les souvenirs se bousculent agréablement tout en rangeant les derniers échantillons de coralline prélevés lors d'une belle plongée au cap Storm le 13 août...
10 août : un ours détale sur la plage près de l'ancienne base scientifique de Truelove. J'ai plongé la veille au soir sans savoir qu'il était dans les parages ! Jolis fonds marins, beaucoup de kelp (nous consignons nos observations pour l'équipe Arctic Kelp), belle collecte. La mer est belle, la recherche de coralline se poursuit, ainsi que les stations océanographiques. Pendant la traversée du détroit de Jones, de l'île Devon à l'île Ellesmere, nous réussissons même à envoyer la bathysonde et à prélever de l'eau à 630m de profondeur.
Le 11 août, un beau groupe de morses me dissuade de plonger près de l'île Olsen, dans le fjord Goose. Pas vraiment envie de batifoler sous l'eau avec ces gros costauds... Nous cherchons de la coralline du côté de Fram Sound et de Hell Gate (la porte de l'enfer !). Il faut jouer avec les glaces dérivantes et les très forts courants qui nous contraignent à faire demi tour, près du cap Turnback justement ! Au milieu du détroit, alors que nous nous apprêtons à plonger la bathysonde au cœur d'un pack dérivant à 2 noeuds vers l'est, un navire est soudainement détecté par notre AIS. C'est le Pierre Radisson, brise-glace de la garde côtière canadienne avec qui nous échangeons en français ! Il veille sur nous tant et si bien qu'il se met bientôt en route vers notre position, pensant probablement que nous sommes prisonniers des glaces dérivantes... Une fois la station achevée, Vagabond pousse, se faufile et rejoint fièrement l'eau libre. Nous saluons le brise-glace qui nous suit à distance jusqu'à notre entrée dans la baie Hourglass (sablier). Là, il faut franchir une zone non cartographiée très peu profonde, 2 à 3m d'eau, avant d'atteindre un bon abri et de retrouver la petite cabane rouge installée il y a 20 ans pour commémorer le centenaire de l'expédition de Sverdrup et du Fram (1898-1902).
Nous entrons dans le grand fjord glaciaire du Cap Sud le 14 août, nous avons 21 relevés hydrographiques à faire avec la bathysonde (CTD), ainsi que 27 prélèvements d'eau (avec bouteille Niskin) et séries de filtrations (nutriments, isotopes oxygène, chlorophylle A, CHN). Les conditions sont parfaitement calme, quelle chance ! Beaucoup d'icebergs, des glaciers qui vêlent grandement, de nombreux oiseaux, encore un ours (déjà 9 observations en 3 semaines), des phoques barbus ou annelés... les eaux sont riches et convoitées lorsque la banquise se retire pour à peine trois mois. Raymond et Tivaï y viennent chasser, ils ont attrapé un phoque et un canard, meilleur butin que nos données océanographiques et nos flacons d'eau de mer filtrée ! Ce sont les premières personnes que nous rencontrons depuis notre départ d'Arctic Bay, et c'est un grand plaisir de revoir et de discuter un moment avec nos amis de Grise Fiord (le village se trouve à 70km à l'est).
Glacier Sverdrup
Le flux d'ouest incessant complique notre mission sur la côte nord de l'île Devon. Profitant d'une accalmie, après trois jours d'attente, notre équipage familial s'est lancé hier dès 4h du matin dans les mesures et prélèvements devant le glacier Sverdrup. Le transect fût achevé peu après 13h, alors que vent et houle reprenaient de plus belle ! Nous voilà à nouveau à l'abri, au mouillage au pied du cap Hardy, pour le moment incapables de poursuivre vers l'ouest pour la suite du programme.
Pourtant nous sommes déterminés ! Que ce soit pour la recherche de coralline, de kelp ou pour l'étude de l'impact des eaux de fonte des glaciers sur la vie marine. Les protocoles scientifiques sont assimilés, les rôles se précisent, les routines s'installent, les manips se déroulent plus sereinement et deviennent plus efficaces, plus ludiques. Plaisir du travail d'équipe tout en étant en famille dans un décor incroyable !
La faune du Jones Sound est au rendez-vous. Outre les ours blancs, nous avons observé des bœufs musqués, des morses, et même des bélugas. Vagabond continue fidèlement de nous offrir une expérience intense, bravant le vent, la houle, la neige (déjà le 3 août !), les hauts fonds non cartographiés (fréquents passages dans moins de 3 mètres d'eau ces derniers jours) et les glaces dérivantes.
Vagabond partage sa position toutes les deux heures, à suivre sur la carte Vagabond Cruise 2020.
Un ours sur la plage
Avant-hier soir, nous sommes partis nous balader pour voir s'il y aurait moins de houle dans la baie d'en face. Je marchais un peu en arrière pour regarder tout le bois flotté qui jonchait la plage, ainsi que les labbes qui virevoltaient au dessus de nous, quand je stoppai net. Je venais de poser les yeux sur une forme blanche, qui tournait doucement les siens vers moi. Ma première pensée fût : "Un ours ! Comment ne l'ai-je pas vu plus tôt !?!". Ma deuxième : "Purée, papa, maman et Aurore ne l'ont pas vu, ils marchent droit sur lui !". Alors j'ai crié, pas trop fort tout de même : "Il y a un ours !". Je m'inquiétai en voyant papa continuer à marcher vers lui à bonne allure, quand maman l'arrêta : elle venait, elle aussi, de voir l'ours qui commençait à descendre vers nous. Je n'osai pas les rattraper, mais eux le firent en sens inverse : on retournait, sans courir (surtout !), vers l'annexe. Maman sortit son pistolet d'alarme, et papa le fusil de sa housse. L'ours nous suivait. Il marchait même plus vite que nous, tout en paraissant prendre son temps. On arrivait à l'annexe. Une fois embarqués, on s'approcha de la plage, là où se tenait l'ours, pour pouvoir prendre des photos tout en étant en sécurité. Puis, une fois rentrés et attablés, nous avons pu observer la progression de l'ours avant qu'il ne disparaisse à la pointe.
Première journée de transect
Elle commence tôt cette journée : dès 2h du matin nous relevons l'ancre pour mettre le cap sur le glacier Belcher. La houle empêche tout repos entre nos quarts et six heures plus tard nous arrivons au pied du glacier. Un joli brash casse la houle qui sévit encore. Qui dit brash et icebergs dit ours ! grand spectacle ce matin : deux, puis trois ours dont un ourson guettent, se dressent sur leurs pattes de derrière, se cherchent, s'éloignent et nous aussi en plein début de manips nous les cherchons puis les retrouvons... En remontant la CTD, des grognements nous surprennent, morse, drone ? Non, l'un des ours a attrapé un phoque, il court sur les glaçons sa proie entre les crocs, et le jeu entre les trois congénères n'a pas l'air amical. A bord, on se sent plus tranquilles que la veille au soir sur la plage...
De quoi bien reprendre cette journée qui s'annonce dense : un transect de 9 stations CTD (relevés hydrographiques avec bathysonde) dont quatre avec prélèvements d'eau. La chorégraphie de ces dernières est à intégrer, mettre au point puis optimiser; la première station nous prend donc trois heures ! et il y a du travail pour chacun. Deux personnes pour la remontée de la CTD, puis pour l'envoi et la récupération de la bouteille Niskin, à chacune des trois profondeurs (fond, maximum chlorophylle et surface). Enfin, deux laborantines officient entre filtrations et prélèvements, pompage manuel pour filtrer et parfois deux mains supplémentaires sont nécessaires pour tenir les béchers dans le roulis ! Entre temps, il faut tout de même veiller à ne pas dériver sur les icebergs et naviguer jusqu'aux points suivants. Nous nous améliorons au cours de la journée : Eric effectue en une heure les filtrations pour la dernière station, tandis que nous naviguons jusqu'à un abri dans la brume épaisse.
Il est 10h du soir lorsqu'enfin attablés et au mouillage, heureux d'en avoir fini avec houle et transect, nous aspirons au repos à venir.
Coralline, icebergs, ours et patrouille
La prospection sur la côte Est de l'île Devon s'achève, les huit sites suggérés sont fréquentés par les icebergs de la baie de Baffin et la coralline n'a guère le temps de croître avant d'être raclée par les glaces dérivantes. France passe des heures dans l'annexe avec la caméra sous marine au bout de son câble pour déterminer précisément les éventuels meilleures sites de plongée. Les échantillons collectés sont ensuite séchés et inventoriés, ils seront expédiés à Toronto en fin de mission : Clathromorphum compactum contient des archives climatiques et améliore notre compréhension des changements passés de l'océan Arctique et de la banquise bien avant le début des observations instrumentées.
Bruit assourdissant, inquiétant. Un iceberg se brise en morceaux non loin de moi... France veille en surface, elle ne sonne pas la fin de la plongée, alors je poursuis mes recherches. Elle me dira ensuite qu'elle a eu peur, elle aussi !
Dimanche, nous sommes surpris par un avion énorme qui passe à très basse altitude, à deux reprises, avant un interrogatoire tout à fait cordial en français ! La patrouille militaire demande nom et indicatif du navire, port d'attache, pavillon, dernière escale, prochaine escale, nombre de personnes à bord, cargaison, marque et modèle du radar ! A leur connaissance, il n'y a pas d'autre navire dans la région ni plus au nord.
Le soir, c'est un ours qui surprend France, seule dans l'annexe, concentrée sur le petit écran de la caméra. Elle nous annonce soudain par radio que l'animal descend doucement de sa falaise, puis plus rien. Nous ne la voyons pas depuis Vagabond, l'inquiétude monte, je finis par lancer à Aurore et Léonie "on lève l'ancre !". Finalement France répond à la radio, et nous rejoint au mouillage, toute aussi chamboulée que nous. Le lendemain matin, Vagabond contourne l’îlot et nous observons l'ours, toujours là : je renonce à plonger sur ce site !
Il y a peu d'abris, heureusement la météo est clémente. Le repos au mouillage dépend de l'ampleur de la houle, soit nous sommes agréablement bercés, soit inconfortablement balancés !