L'enfer de Belcher
Pour la quatrième année consécutive, le programme scientifique de la campagne d'été nous mène devant le front spectaculaire du glacier Belcher, descendant tout droit de la calotte glaciaire de l'île Devon.
La débâcle fût tardive cette année. Impossible de naviguer avant début août, "comme autrefois" nous disent nos amis de Grise Fiord. Le 8 août, il y a encore beaucoup de glaces dans le Jones Sound, il faut être patient pour trouver un chemin jusqu'à Belcher (100km). C'est l'occasion d'une belle rencontre avec deux ours dans ce dédale éblouissant.
A notre arrivée sur zone, les sites ne sont pas accessibles mais nous parvenons à rejoindre un abri d'où nous observons la dérive des glaces. En attendant le bon créneau, nous récupérons le marégraphe installé il y a un an. Plongée à tâtons : l'eau est tellement chargée d'alluvions qu'il fait nuit à moins de 10m de profondeur ! Heureusement les icebergs ont épargné l'instrument et les coordonnées GPS sont suffisamment précises pour le retrouver.
11 août, Vagabond se faufile entre les glaces en poussant de temps en temps. Le site du mouillage océanographique est atteint, peu de glaces autour, la mer est clémente, c'est le moment de déclencher le largueur acoustique et de libérer le mouillage de son lest. Ça marche ! Les bouées et les instruments apparaissent peu à peu à la surface, tous reliés par une ligne de 300 mètres de long. Tout est repêché et sécurisé sur le pont soudain très encombré. Les cages prévues pour protéger les instruments des icebergs sont totalement détruites, mais la majorité des capteurs a fonctionné correctement pendant un an. Toute l'équipe est satisfaite !
Un coup de vent d'Est est annoncé, modéré. Pas d'abri dans la région mais les glaces devraient nous protéger, comme souvent. Sauf que le vent au large est bien plus fort, une tempête inhabituelle. Résultat, les glaces sont balayées et la houle se forme. Pendant des heures interminables, Vagabond est piégé entre d'épaisses plaques de banquise qui le percutent violemment à chaque vague. A bord le stress monte. Par moments il faut se tenir pour ne pas tomber, crier pour se faire entendre. Vagabond va-t-il résister ? Au fil des heures, nous envisageons le pire. Je rappelle à chacun où se trouve les équipements de survie.
J'imagine déjà notre équipage réfugié sur la grande plaque de glace responsable du naufrage... Serions-nous en mesure d'attendre des secours ? Lesquels ? Ce scénario auquel nous nous sommes toujours préparé n'a jamais semblé aussi proche de se réaliser.
Le vent et la houle diminuent enfin, la pression des glaces se relâche, nous sortons du piège et quittons les trois ours qui nous tenaient compagnie pendant ces treize heures de lutte. Epuisés, à bord d'un Vagabond meurtri, nous cherchons en vain un abri pour attendre des conditions clémentes avant d'entreprendre la traversée retour vers Grise Fiord. Nous finissons par retourner dans les glaces, mais cette fois dans une toute petite baie remplie d'un brash qui amorti la houle.
Le 15 août, Vagabond est volontairement échoué sur la plage devant Grise Fiord. A marée basse, nous constatons les dégâts. Vagabond est endommagé, mais sa robustesse nous impressionne encore. La coque est terriblement cabossée, rien à faire. Le safran a été épargné, un miracle. Les cages, tordues, ont protégé les hélices; mais la cage tribord est tellement déformée qu'elle bloque l'hélice. Yves nous aide à tout redresser avec vérin hydraulique, chalumeau et marteau. A l'intérieur, des cloisons et des canalisations cassées sont réparées rapidement. La mission peut continuer.
Après les crevasses de Belcher, les glaces de Belcher...
Cet épisode nous hantera longtemps, nous n'aurons jamais fini d'apprendre sur la navigation dans les glaces, captivantes et redoutables.